Composer un prélude et une fugue pour chaque demi-ton de la gamme chromatique, les décliner en mode majeur et en mode mineur, soit 24 préludes et autant de fugues au total, tel est l’exercice à la fois totalement raisonné et plutôt fou auquel Jean-Sébastien Bach s’adonna dans Le clavier bien tempéré. Cela a dû lui plaire : vingt ans plus tard, il composa un second livre. Déployant son génie de l’architecture et du contrepoint, il y parle de l’univers, de l’harmonie, de l’au-delà. Frédéric Chopin adopta le même parti pris formel dans ses 24 préludes mais avec une approche totalement différente, la concision, le jaillissement, d’étranges abstractions. En bon romantique, il y évoque toute la palette des sentiments humains mais bien plus, le rêve, la vie, la Nature, et au bout du compte, lui aussi l’au-delà. En ayant tous deux choisi la contrainte, ils nous ont légué des chefs d’œuvre et nous disent autre chose : que celle-ci offre l’occasion de la sublimer.
Toute création artistique consiste à jouer avec la contrainte, à des degrés divers : réduire le réel au travers d’une page, une toile, un bloc de matière, un objectif, un instrument, un assemblage, un cadre, un espace, une scène, et ensuite le redéployer, l’élargir, l’augmenter. Il en est de même avec la découverte scientifique : contourner les obstacles, trouver d’autres chemins, s’affranchir de ce qui empêche. Alors, en ces temps où la pandémie et le confinement imposent précisément des contraintes colossales, et inédites, quelles vertus pouvons-nous y trouver ?
La première vertu, c’est de révéler les trésors de courage, de dévouement, de résilience que nous ne voyons pas en temps normal, en particulier chez les soignants, les aidants, les accompagnants aujourd’hui sous le feu de l’actualité, mais aussi chez une foule d’anonymes restant dans l’ombre. C’est aussi de déclencher le vaste élan de solidarité auquel nous assistons partout sur la planète, ou encore de stimuler l’imagination, la vitalité, la légèreté, que beaucoup parviennent à trouver dans la situation malgré son inconfort, sa gravité, ses drames. Il y a là matière à applaudir, admirer, remercier, faisons-le abondamment.
Tout ceci naît bien de la contrainte, mais plus encore de l’adversité : bien qu’invisible, l’ennemi désigné galvanise, stimule le meilleur, révèle des ressources parfois insoupçonnées. Bien des films, des romans, des pièces de théâtre parlent de cela et quand nous regardons nos vies dans le rétroviseur, il est toujours salutaire de revoir les moments d’adversité qui les jalonnent, et comment nous avons su y faire face. Mais en temps normal, que faisons-nous ?
Ce que je vous propose, c’est mettre à profit ce contexte si particulier pour nous replonger dans nos vies d’avant, nos vies « normales ». En comparaison à aujourd’hui, nous jouissions de libertés immenses, précieuses, délicieuses, dont nous avons la nostalgie et que nous souhaitons ardemment retrouver. Pourtant, notre quotidien était alors également composé d’une foule de contraintes, celles que le monde extérieur exerçait, celles que nous rajoutions nous-mêmes, de l’intérieur. Alors, et si nous revisitions ces contraintes ?
Contraintes extérieures
Nos démocraties ont ceci de paradoxal qu’elles apportent indéniablement beaucoup de libertés et en même temps, soumettent à des injonctions multiples, féroces, profondément aliénantes : normes, apparence, réussite, performance, jeunesse éternelle, trucs un temps à la mode, etc. Il en va de même au travail : beaucoup d’entreprises et d’organisations intègrent des degrés de liberté et de souplesse qui n’existaient pas auparavant et pour autant, elles restent largement corsetées, normatives, conformistes, sujettes elles-aussi aux effets de mode. Et soi là dedans ? Je vous propose un exercice, individuellement.
D’abord, passez en revue les contraintes que votre environnement extérieur a exercées dans votre vie avant la pandémie :
- Quelles sont ces contraintes ?
- Lesquelles ont eu des effets bénéfiques sur moi, ma famille, mes amis, mes collègues, mon entourage ?
- Lesquelles ont eu au contraire des effets négatifs (insatisfaction, fatigue, épuisement, abattement, colère, conflits, souffrance, pathologies, etc.) ?
- Parmi ces dernières, qu’est-ce que j’ai toléré quand même ?
Cette dernière question, ce « quand même », restez-y un moment, et faites une liste par écrit… Une voix intérieure apportera certainement des raisons, des excuses, des justifications, une autre pourra convoquer le regret, la honte, la culpabilité. Laissez les s’exprimer sans lutter, puis concentrez-vous sur une seule sensation : ça ne me convenait pas. Là aussi, restez-y un moment…
Ensuite, revenez dans votre présent. Prenez votre liste, et posez-vous la question : ai-je encore envie de tolérer ça, maintenant, demain ? Notez là où vous répondez NON. Cela ne suffira pas, bien sûr : encore faut-il trouver à quoi dire OUI, car l’enjeu d’une vie est de ne pas seulement la mener sur la base du refus, de l’évitement ou de compromis tièdes, mais d’adhérer, de réaliser, de se réaliser. Et puis encore faut-il passer aux actes, or nous savons bien à quel point les résolutions peuvent en rester à de bonnes intentions, les débuts d’année en sont pleins. Pour autant, ces NON peuvent amorcer une prise de conscience, ouvrir de nouveaux horizons : mes contraintes d’avant n’avaient rien d’inéluctable, je peux faire d’autres choix.
Cet exercice, reprenez-le au fil des jours, laissez les questions et les réponses cheminer en vous, écoutez ce qu’elles disent, observez ce qu’elles font germer.
Contraintes intérieures
Lorsque nous nous sentons gênés, freinés, bloqués, nous sommes prompts à en reporter la faute sur le monde extérieur mais en réalité, nous en sommes pour une bonne part responsables : nous nous imposons à nous-même des contraintes que le monde n’exige pas. Les philosophes stoïciens et nombre de sagesses spirituelles ont abordé cette question, et apportent une clef précieuse : à défaut de pouvoir peser sur le monde, relâche les contraintes que tu t’imposes ! Beaucoup disent qu’en situation de confinement, nous avons besoin de règles et de rituels comme d’une colonne vertébrale, pour pouvoir encore nous tenir et ne pas nous effondrer. C’est exact, mais pourquoi nous reposer uniquement sur des règles connues, pourquoi ne pas en essayer aussi de nouvelles ? Le confinement nous donne une autorisation fantastique : modifier les contraintes que nous nous imposons en temps normal, sans aucune obligation de résultat. Je vous propose là un second exercice.
D’abord, choisissez quelques situations importantes pour vous avant la pandémie, et revisitez les en mettant de côté tout ce qui venait de l’extérieur :
- Quelles sont les contraintes qui venaient de moi, et moi seul ?
- Qu’ont-elles eu de positif ?
- Qu’ont-elles eu de négatif (ce qu’elles ont interdit, empêché, rapetissé, détruit) ?
A nouveau, une voix intérieure saura certainement expliquer, justifier, trouver des circonstances atténuantes, une autre pourra chercher refuge dans l’auto-flagellation. Comme dans l’exercice précédent, laissez-leur la parole sans rien censurer puis concentrez-vous sur une seule sensation, « ça ne me convenait pas », faites-en la liste, et restez-y un moment…
Ensuite, revenez à votre quotidien de pandémie. Prenez votre liste et imaginez en quoi vous pourriez vous comporter différemment vis-à-vis des autres comme de vous-même, des choses concrètes dans vos manières de faire, d’écouter, de regarder, de discuter, de partager, de prendre du temps, y compris ne rien faire. Prenez cela comme un jeu, une expérience, une invitation, un voyage, que la pandémie permet bien qu’elle vous contraigne par ailleurs au plus haut point. Choisissez des choses simples, sans enjeux, observez, écoutez, ressentez ce qui se passe de bénéfique en vous, dans votre foyer, dans votre entourage, satisfaction, bien-être, plaisir, proximité, reconnaissance, les nouvelles possibilités que cela ouvre, les nouvelles capacités que cela révèle. Là encore, cela ne suffira pas bien sûr, et une voix pourra dire : à quoi bon, c’est si particulier en ce moment ? Mais les options que vous aurez testées pourront servir dans votre « vie d’après ». Et surtout, vous aurez appris à vous libérer un peu de ce qui vous encombre.
Conclusion
Pas besoin d’avoir du génie comme Bach ou Chopin pour sublimer la contrainte, pas besoin d’être un héros du quotidien : chacun peut s’y engager envers les autres comme dans le secret de soi-même, y exprimer ses talents, et les développer. La pandémie a une face dramatiquement sombre, mais elle donne aussi à chacun une occasion en or : contester les contraintes antérieurement acceptées, s’accorder à soi-même des autorisations nouvelles.
Bonjour Eric,
Je suis tombé par hasard sur cet excellent article en cherchant la réponse à une question de détail qui me taraude depuis longtemps sur les préludes de Chopin et à laquelle je n’ai pas eu de réponse jusque-là : en toute logique rationnelle d’ingénieur psychorigide, je ne comprends pas pourquoi les 13è et 14è préludes sont écrits respectivement avec 6 dièses et 6 bémols alors que tous les autres couples de préludes sont écrits avec une même armature. Je ne crois pas au hasard ni à l’erreur, il doit y avoir une intention derrière…
Voilà, ceci dit, très heureux de t’avoir retrouvé, j’ai vraiment apprécié cet article au-delà des référence musicales. J’espère qu’on aura l’occasion de se recroiser, au moins par mail.
Salutations amicales, à bientôt j’espère.
Christophe Chaussat
Bonjour Christophe,
Je viens si peu sur mon propre site que je viens seulement de découvrir ton message. Curieux télescopage du temps, mais qui m’a fait plaisir.
Volontiers pour reprendre contact, le mieux c’est par mail dans un premier temps : e.longcote@apeksa.fr
Bien amicalement
Bonjour Christophe,
Je viens si peu sur mon propre site que je viens seulement de découvrir ton message. Curieux télescopage du temps, mais qui m’a fait plaisir.
Volontiers pour reprendre contact, le mieux c’est par mail dans un premier temps : e.longcote@apeksa.fr
Bien amicalement