Faut-il détester les processus ?

 

 

Dans ma vie antérieure de manager, j’ai vécu de l’intérieur l’instauration des processus d’entreprise, avec son lot de progrès mais aussi d’erreurs. Accompagnant à présent les transformations managériales en tant que consultant et coach, je suis frappé de voir à quel point les processus sont aujourd’hui critiqués, cloués au pilori. Deux grandes objections reviennent souvent :

  1. Les processus ont causé des dégâts
  2. Ils ne sont pas compatibles avec les enjeux managériaux contemporains

 

Au mieux dépassés, au pire dangereux, nombre de commentateurs entretiennent ce process bashing. Alors, faut-il vraiment détester les processus ? Et que révèlent de telles hostilités ?

 

RAPPELS

 

Toute organisation est un agencement de fonctions, typiquement classées en 3 types :

  • Pilotage : stratégie, management de la performance au sens large (performance économique, satisfaction des clients, qualité des produits et services…), management de projets ou programmes
  • Réalisation : marketing, ventes, R&D, industrialisation, production
  • Soutien : qualité, supply chain, logistique, RH, système d’information, finances et gestion

 

Ces fonctions, il existe une multitude de manières de les structurer, de les mettre en œuvre, et les processus décrivent la manière concrète dont une organisation choisit de le faire. Comparativement à deux autres notions mieux connues, les organigrammes et les procédures, ils se différentient sur plusieurs points :

  • Un organigramme est une représentation faussement concrète, en réalité abstraite, car elle ne fait jamais référence à ce que l’organisation produit effectivement (quoi ?), ni à sa manière de le faire (comment ?). Un processus, au contraire, explicite ce qu’il produit (sa « sortie »), ce qui l’alimente (ses « entrées »), les différentes étapes suivies, les contributeurs impliqués, les interfaces entre eux, les flux qu’ils échangent. Alors qu’un organigramme est statique, vertical, cloisonné, un processus est fondamentalement dynamique, transversal et coopératif.
  • Une procédure définit les modalités précises pour effectuer un ensemble de tâches, et relève du mode opératoire. Un processus fait souvent appel à des procédures mais se situe bien au-dessus : il définit les principes de coopération unissant les acteurs impliqués, en vue d’atteindre un but commun.
  • Ni une organisation ni une procédure ne sont intrinsèquement vertueuses. Un processus, lui, met la chaîne de valeur et la performance au centre, d’abord au moment où il est élaboré puis au travers d’une évaluation permanente, selon des critères définis.

 

Autant beaucoup d’organigrammes se ressemblent, autant les processus sont propres à chaque organisation : ils reflètent ses activités, ses métiers, ses choix, sa culture, le regard qu’elle porte sur sa finalité et sur son environnement.

 

DÉRIVES ET DÉGÂTS

 

Le management par processus apparaît au Japon dans les années 1950, notamment chez Toyota. Au début, beaucoup haussent les épaules ou en rigolent, puis des résultats remarquables apparaissent et la méthodologie se répand grâce à W. E. Deming, père de l’amélioration continue et du célèbre PDCA. C’était une époque d’ingénieurs.

Dans les années 1980, Michael Porter met la création de valeur au cœur de la stratégie d’entreprise et promeut la notion de barrières d’entrée, afin de distancer ou dissuader les concurrents. Sur le plan opérationnel, les Systèmes de management de la qualité apparaissent (au sens large du pilotage), la normalisation prend son essor, d’abord avec l’ISO 9001 puis avec beaucoup d’autres ISO xxx. Les conditions sont réunies pour être à la fois plus stratèges et plus performants, mais c’est là que l’Histoire se met à déraper.

Plutôt que l’innovation des produits et services ou la qualité, beaucoup d’entreprises privilégient les gains de productivité. Les objectifs se rétrécissent, l’artillerie lourde se déploie – une inflation de règles, de contrôles, de reporting -, le formatage s’impose partout, dans les activités, les styles de management, jusqu’à la gouvernance. En parallèle, sous l’impulsion de Michael Hammer et James Champy, la réingénierie de processus devient l’alpha et l’oméga pour améliorer la performance, souvent au prix de plans sociaux d’envergure. Tout ceci change radicalement la démarche : optimiser des tâches plutôt que coopérer, empiler des contraintes plutôt que responsabiliser, surveiller la conformité plutôt qu’augmenter la valeur. Les conséquences humaines furent désastreuses : perte de sens, sentiment de devenir des variables d’ajustement interchangeables, démotivation, mal-être au travail.

 

Ainsi l’esprit initial du management par processus a-t-il pu être dévoyé, sous la double pression de la productivité et d’un manque de pensée. A bien des égards, les entreprises ayant fait ce choix sont retombées dans les travers du taylorisme, et les absurdités des Temps modernes.

Ces dérives, les ravages humains qu’elles ont entraîné, expliquent en grande partie l’image négative que peuvent avoir les processus aujourd’hui. Pour autant, elles ne sont en rien inéluctables : il s’agit de revenir aux fondamentaux.

 

ENJEUX CONTEMPORAINS

 

Parmi les grands enjeux du management contemporain, agilité, innovation, bienveillance, qualité de vie et même liberté au travail occupent les têtes d’affiche, et font pleuvoir de nouveaux coups :

  • L’agilité consiste à apporter de la souplesse, or les processus apportent de la rigidité
  • L’innovation vise à sortir des cadres, or les processus y enferment
  • La bienveillance suppose des relations cordiales et apaisées, or les processus détruisent les liens humains, créent de la tension
  • Quant à la qualité de vie au travail et la liberté, ils la dégradent

 

Bref, les processus ne seraient plus en phase avec les priorités de notre époque, et même carrément incompatibles. Vraiment ? Rétablissons la vérité.

 

1.      Un processus doit être souple et savoir évoluer

 

Comme rappelé plus haut, le principe même de processus repose sur deux piliers : créer de la valeur, et piloter la performance (au sens large). Par essence, un processus est destiné à évoluer, parce que l’environnement pose de nouveaux enjeux, parce que les objectifs changent, parce que les résultats ne sont pas à la hauteur.

Selon la finalité poursuivie et l’évaluation produite, deux stratégies sont possibles : améliorer l’existant (évolution incrémentale), ou bien le repenser en profondeur (évolution de rupture).

Dans les deux cas, la question des ressources est cruciale : il faut s’en donner les moyens, quantitativement et qualitativement.

 

La clef, c’est d’interroger les objectifs, regarder la réalité vraiment en face, et prendre des décisions. Nous quittons là le terrain de l’opérationnel pour entrer dans celui de la gouvernance : c’est sa responsabilité.

 

2.      Les processus sont des vecteurs d’innovation

 

Commençons par deux exemples concrets : le design thinking et la R&D. Reconnu pour développer l’innovation des produits et des services, le design thinking ne se réduit pas à une simple méthode : c’est un macro processus en 5 étapes ! Quant à la R&D, sa vocation même consiste à innover, à inventer, or bon nombre de grandes entreprises ont un processus R&D ! Bref, les processus ne sont nullement incompatibles avec l’innovation.

Plus globalement, revenons à l’étymologie : innover signifie améliorer l’existant. Sur ce plan, tout dépend ce qui est attendu des processus :

– S’il s’agit de figer les choses en l’état et attester la conformité de ce qui se passe, il n’est pas question d’innovation

– S’il s’agit de piloter la création de valeur et la performance (cf. le point précédent), le processus sera un vecteur d’innovation

 

En fait, l’innovation est affaire de compétences et de méthode mais c’est aussi un cheminement intellectuel, émotionnel, parfois spirituel, fait de rêve, de doute, de questionnement, de confrontations, d’essais et d’erreurs, de pensée critique, d’apprentissage. Selon la place que l’organisation accorde à tous ces sujets, selon le pouvoir qu’elle choisit de confier à la conformité, les processus seront ouverts à l’innovation ou au contraire fermés. Là aussi c’est avant tout une question de gouvernance, et de culture.

 

3.      Un processus ne détruit pas fatalement les relations

 

Souvent représentés sous forme de logigrammes, les processus donnent l’impression que les acteurs sont enfermés dans des tâches, des règles, des contrôles, des jalons de décision. En réalité, tout processus peut parfaitement leur laisser de l’autonomie, des degrés de liberté, de la souplesse aux interfaces : il suffit d’en décider ainsi !

Là encore, c’est avant tout une question de culture :

– Les entreprises ayant une vision mécaniste des organisations conçoivent les processus comme un assemblage de rouages ce qui, effectivement, met l’humain au second plan

– Celles ayant une vision systémique s’intéressent aux relations, aux interactions, aux flux, ce qui place l’humain au centre

Comparez les deux représentations ci-contre : elles ne véhiculent pas du tout le même message.

 

Au-delà de la communication, une culture systémique est clairement favorable pour utiliser les processus à bon escient.

 

 

4.      Les processus peuvent promouvoir la Qualité de Vie au Travail

 

Tels qu’imaginés à l’origine, les processus prenaient en compte 3 grande notions que le lean management a théorisées ensuite :

  • Muda : supprimer les actions n’apportant pas de valeur ajoutée, chasser toutes formes de gaspillage
  • Mura : s’ajuster à la variabilité des activités
  • Muri : assurer un bon dimensionnement des outils de travail au besoin

 

Ces notions ont bien sûr un intérêt économique mais dans l’esprit initial, elles témoignaient d’une place centrale accordée à l’humain : organisation du travail (délégation, subsidiarité, autonomie), ergonomie des postes, flexibilité choisie et non subie, harmonie des relations (autocontrôle, médiation de proximité, réduction des excès et des tensions…).

Même si ces principes ont pu être dévoyés depuis au même titre que les processus dans leur ensemble, ceux-ci n’opposent pas la performance et la qualité de vie au travail, bien au contraire : ils les envisagent dans un rapport gagnant/gagnant.

 

L’enjeu, là encore, est de revenir aux fondamentaux.

 

 

CONCLUSION

 

Mauvaise image, critiques sommaires, le management par processus pâtit aujourd’hui de deux facteurs qui, finalement, relèvent peu de la raison et bien plus de l’émotion.

Indéniablement, il a pu connaître des dérives, conduire à des erreurs, mais ce n’est en rien une fatalité. Grâce au retour d’expérience dont nous disposons aujourd’hui, il est possible d’éviter ces erreurs et au contraire promouvoir de bonnes pratiques.

Il n’est pas davantage incompatible avec les grands enjeux managériaux contemporains, et peut à l’inverse les servir.

En fait, il est victime du phénomène d’engouement : après avoir été à la mode, il ne l’est plus et se retrouve brûlé aussi sauvagement qu’il a été porté au pinacle. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, le management gagne à faire preuve de mesure.

 

 

Aujourd’hui, les processus offrent toujours des leviers très précieux pour créer de la valeur et piloter la performance, à trois grandes conditions :

  1. Considérer l’organisation d’une manière systémique et non pas mécaniste
  2. Elargir la notion de performance au-delà du seul champ économique
  3. Vouloir que les processus soient des vecteurs de pilotage, d’évolution, d’innovation, et non de simples dispositifs pour gérer la conformité

 

Ces conditions ne sont pas du ressort des processus stricto sensu mais de la gouvernance, et de la culture. C’est donc de leur côté qu’il faut aller chercher la vertu et non du côté de la méthode, qui en est seulement l’instrument.

 

Dans quels contextes les processus peuvent-ils s’avérer les plus utiles, et quelle place leur donner ? C’est ce que nous verrons dans un prochain article !

 

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