Libérer l’entreprise : de quoi, jusqu’où ?

Dans mon article « L’entreprise libérée : partisans vs opposants », nous avons vu les dérives affectant beaucoup d’entreprises dites traditionnelles, et clarifié les idées reçues concernant les entreprises dites libérées. Puis dans « L’entreprise libérée : comment sortir des querelles ? », nous avons vu qu’en réponse aux puissants changements d’environnement en marche (le monde VUCA), les entreprises avaient tout intérêt à s’inscrire sur un chemin de libération, y compris celles ne souhaitant pas faire des choix aussi radicaux que l’entreprise libérée. Autrement dit, traditionnelles ou pas, les entreprises partagent un défi commun dépassant l’opposition entre ces deux  genres : se libérer. Très bien, mais de quoi ?

« Libérer la parole », « libérer les énergies », « libérer la créativité », ces slogans coulent à flot mais derrière la communication, ne disent pas grand-chose. L’ouvrage d’Isaac Getz « La liberté, ça marche ! » dont j‘ai déjà parlé [1], apporte là encore des points de vue précieux.

 

DE QUOI LIBÉRER ?

 

Les auteurs auxquels Isaac Getz laisse la parole ont beaucoup à dire sur le sujet. La bonne nouvelle, c’est que les axes de libération dont ils parlent sont nombreux. La moins bonne, c’est que ce foisonnement n’aide pas à dégager une ligne directrice. Pour y parvenir, je crois utile d’organiser les idées en trois grandes dimensions : le fonctionnement opérationnel, les relations humaines, la vision du monde.

 

LE FONCTIONNEMENT OPÉRATIONNEL

 

La manière dont les équipes fonctionnent constitue le point d’entrée le plus naturel pour appréhender ce qui nuit à l’entreprise, qu’il faut éviter ou corriger. Là, il s’agit de libérer de ce qui pèse inutilement sur le plan opérationnel : organisations bancales, règlements surabondants, contrôles excessifs ou illusoires, reporting pléthorique ou inexploité, tâches sans valeur ajoutée mais conservées par habitude, réunions inefficaces, outils inadéquats, routines institutionnelles, etc.

 

La libération y présente des convergences avec d’autres démarches comme le management par processus, qui s’intéresse aux tâches, aux flux, à la coopération, l’innovation frugale [2], qui vise à s’affranchir du superflu et se centrer sur la vraie valeur ajoutée, ou encore le lean management via ses trois fondamentaux : MUDA, supprimer le gaspillage sous toutes ses formes (y compris de temps, d’énergie, d’idées, de bonne volonté), MURI, éviter la surcharge (des machines mais aussi des hommes), MURA, prendre en compte les fluctuations d’activité et créer de la souplesse. Toutefois, l’un des enjeux de la libération est d’éviter les erreurs que les méthodes peuvent entraîner, lorsqu’elles versent dans la pensée unique au risque de dégénérer en dictature, ou qu’elles manquent de vision systémique au risque d’améliorer d’un côté mais de dégrader ailleurs, sans même y prêter attention.

 

LES RELATIONS HUMAINES

 

A l’instar de toute organisation humaine, l’entreprise est capable du meilleur comme du pire dans ses relations, internes et externes. Là, l’enjeu de la libération est simple à énoncer : chasser le pire, développer le meilleur. Parmi ce qu’il faut chasser, citons en particulier :

  • Les bas instincts : ragots, rumeurs, mesquineries…
  • Ce qui sépare et divise : clans, corporatisme, méfiance, jalousies, rivalités, conflits…
  • Ce qui vise à tromper : apparences, postures, mensonges, fausses vérités…
  • Ce qui fait souffrir les autres : manque de considération, mépris, manipulation, humiliations, injustice…
  • Les dérives du pouvoir : fourberie, duplicité, chausse-trappes, rapports de force, trahisons…
  • L’ambition mal placée, coupable des imposteurs et des forts en gueule qui encombrent tant d’organisations

 

La libération y rejoint des disciplines comme l’analyse transactionnelle, le team building ou le coaching, qui se sont bien implantées dans les entreprises. Toutefois, beaucoup de celles qui y ont recours en sont restées à un exercice stéréotypé du pouvoir, marqué par de fortes contradictions entre les remises en cause demandées au niveau opérationnel et les usages perpétués au niveau de la gouvernance. Réinventer la manière d’exercer le pouvoir constitue là un enjeu majeur de la libération.

 

LA VISION DU MONDE

 

Il fut un temps où beaucoup d’entreprises vivaient largement en autarcie et n’avaient guère à se préoccuper de leur environnement, connu et stable. Désormais ce n’est plus envisageable, et développer une vraie stratégie exige d’avoir une vision. Au-delà, l’entreprise a compris que son identité ne passait pas seulement par ses produits, son organisation ou ses modes de fonctionnement mais par ses valeurs, sa culture, son rapport au monde au sens large. Nous y abordons des sujets complexes, le sens de l’existence, ses buts, ses finalités, la justice, le progrès, rien moins que ça ! Là aussi l’humanité s’y montre capable du meilleur mais aussi du pire, la manipulation, l’intolérance, le combat idéologique, la dictature. Là aussi la libération consiste à chasser le pire, et développer le meilleur.

Parmi ce qu’il faut chasser, citons en particulier :

  • La simplification : simplifier ce qui est complexe
  • Le conformisme : reproduire ce qui est connu, imiter ce que font les autres, suivre ce qu’ils pensent…
  • Tout ce qui vise à définir la vérité, à imposer l’autorité : dogmes, idéologies, croyances, pensée unique, intolérance…

Ce qu’il faut au contraire développer, ce sont de véritables points de vue, sachant s’appuyer sur les émotions mais aussi cultiver une qualité trop rare : l’objectivité.

 

La libération amène là sur le terrain des valeurs, dont les entreprises se sont largement emparées. Toutefois, bon nombre d’entre elles se contentent de valeurs stéréotypées et passe-partout, ressemblant fondamentalement à celles du voisin : l’exercice procède plus de la communication et de la conformité que de la vision.

Elle amène aussi sur le terrain des disciplines chargées de donner du sens : les sciences, les religions, les philosophies, les spiritualités. Là, cela devient très délicat. D’abord parce que celles-ci sont largement étrangères à l’entreprise : la science l’intéresse nettement moins que la technologie ; la religion doit normalement rester dans la sphère privée (quoiqu’il lui arrive de diffuser dans la culture collective) ; quant à la philosophie ou la spiritualité, elles restent cruellement absentes non seulement de l’entreprise mais des cursus éducatifs occidentaux en amont. Ensuite, parce que ces disciplines ont toujours été profondément clivantes et généré des positions radicalement incompatibles, le vrai et le faux, le bien et le mal, le normal et l’anormal, la finalité du monde, les intentions du Créateur, la place de l’Homme, avec pour corollaire un long cortège de haines, de combats, de sauvagerie.

Développer une vraie vision sans suivre les tendances ni imiter les autres, accepter le doute, faire preuve de tolérance, ne pas chercher à avoir raison au prix du sang, réconcilier ce que la pente naturelle conduit à séparer, constituent là des enjeux majeurs de la libération.

 

S’atteler à tout ceci est déjà ambitieux, mais ce n’est pas la fin de l’aventure.

 

LE SOI

 

Les relations humaines, nous le savons bien, ne se situent jamais sur un champ objectif : chacun interprète l’autre via son propre prisme. Nous trouvons quelqu’un antipathique, bizarre, menaçant, ou à l’inverse amical, proche, attirant, et plus tard, réalisons qu’il n’en est rien. Nous souffrons d‘une remarque, d’une critique, d’un geste, ou à l’inverse nous réjouissons d’une parole, d’un témoignage, d’une attitude, et en réalité, leur auteur n’avait pas cette intention là. C’est le thème bien connu de l’émetteur et du récepteur, dont parlent abondamment les livres et les stages de communication. Notre rapport au monde ne se situe pas davantage sur un champ objectif : chacun interprète le monde via son propre référentiel, son éducation, ses valeurs, ses croyances, ses craintes, ses intérêts. Ainsi, le monde existe à l’évidence sans nous – il a existé avant nous, et devrait continuer à exister après –, et pourtant ce dont chacun peut faire l’expérience passe par lui-même, par ce qu’il qualifie de « mon corps », « ma pensée », et parfois « mon âme ».

La mécanique quantique nous secoue sur ce point. Ainsi, la célèbre parabole du chat de Schrödinger [3] torpille ce que nous croyions savoir : le chat enfermé dans la boîte avec la capsule de poison est à la fois mort et vivant, c’est l’observateur qui, par son intervention, le fige dans tel ou tel état. Nous y trouvons un pouvoir considérable : celui non seulement d’interpréter la réalité, mais de la définir.

En conséquence les dimensions dont nous avons parlé, la vision du monde, la relation aux autres et le fonctionnement opérationnel, ne peuvent s’envisager sans s’intéresser aussi au « vecteur » par lequel toutes trois passent : soi.

 

Ce soi si central, si puissant, il est aisé de le gâcher, pire, d’en faire mauvais usage. Impossible d’avoir des relations harmonieuses avec les autres, un rapport constructif avec le monde, une compagnie sereine avec soi-même, lorsqu’on porte trop de boulets accrochés à ses pieds. Parmi ceux-ci, citons en particulier :

  • Ce qui trompe les sens et le jugement : impressions, préjugés, fausses certitudes, manques et besoins qui aliènent, émotions qui submergent…
  • Ce qui rend passif : habitudes, conformisme, manque d’intentions, manque de désirs, goût de la facilité, confort du laisser-faire voire de la soumission…
  • Ce qui fait souffrir : insatisfactions, déceptions, regrets, remords, peurs, angoisses, traumatismes, complexes, névroses, besoin d’être considéré, reconnu, aimé…
  • Ce qui détourne de soi : imitation des autres (cf. le désir mimétique de René Girard, [4]), divertissement (dans son acception étymologique), compromissions, arrangements avec sa conscience…

 

Là, la libération pour chacun consiste à ôter ses propres boulets (alléger le soi de ce qui l’encombre, de ce qui le tire vers le bas), et prendre son essor. Beaucoup d’auteurs cités par Isaac Getz en parlent, écoutons-les.

 

Robert Townsend pointe les ravages de l’ego [5] :

  • « Rien n’est avide d’honneurs comme un amour-propre qui ne trouve pas en lui-même de quoi se satisfaire »
  • « Avant de vous engager dans une nouvelle entreprise, prenez le temps de répondre à deux questions fondamentales : Ce que nous allons entreprendre en vaut-il réellement la peine ? Ou bien allons-nous simplement édifier un nouveau monument de vanité autour de quelque égoïsme maladif ? »

Jean-Christophe Fauvet met en perspective le véritable pouvoir  [6] : « Il faut beaucoup de pouvoir pour y renoncer, très peu pour l’exhiber ».

Robert Greenleaf souligne la prééminence de l’être sur le faire [7] :

  • «  Ce que nous pouvons faire n’est que la conséquence de ce que nous pouvons être »
  • « Jamais l’entreprise ne peut être ce que nous ne sommes pas »

Warren Bennis, disciple de Douglas Mac Gregor, pose le soi en préalable à tout projet de transformation : « Vous ne pouvez pas transformer votre entreprise sans vous transformer d’abord ».

 

Ce faisant, ils redéfinissent le leadership :

  • Robert Townsend [5] : « Un leader est efficace s’il rend l’autre efficace »
  • Max De Pree [8]: « Le leadership est l’aptitude à révéler, libérer et développer les talents »
  • Robert Greenleaf [7] : « Le secret d’une institution solide est de savoir souder une équipe pour que ses membres s’élèvent davantage qu’ils n’auraient pu le faire sans leader »

 

EN RÉSUMÉ

 

La démarche de libération concerne trois grands champs qui, loin d’être indépendants, sont étroitement liés : les modes de fonctionnement, les relations humaines, la vision du monde. Au-delà, le rapport à soi est un sujet central, qui conditionne tout.

Tout ceci constitue une sorte de « catalogue ». Mais arrivés là, une question délicate reste posée : jusqu’où aller ?

 

JUSQU’OÙ LIBÉRER ?

 

Depuis trente ans, l’entreprise a fait des efforts considérables pour repenser son environnement, ses relations internes et externes, ses manières de faire (cf. mon texte « L’entreprise libérée : comment sortir des querelles ? »). Elle a non moins considérablement élargi son regard sur les individus qui la composent : elle a abandonné la vision taylorienne du travail, fait de la place aux émotions, aux aspirations, à la psychologie, au développement personnel, redéfini le rôle des Ressources Humaines. Pour autant, parmi les différents champs de libération vus précédemment, elle reste bien plus à l’aise sur celui du fonctionnement opérationnel et des relations que des autres : la vision du monde, souvent, se réduit à de l’affichage stéréotypé et de la communication ; quant au rapport à soi-même, l’entreprise s’y intéresse depuis peu, et a pris le sujet sous l’angle réducteur du bien-être au travail.

Ainsi, l’entreprise peut aisément être tentée d’en rester à ce qu’elle connaît le mieux, l’opérationnel, le relationnel, et mettre le reste de côté. Et si elle s’intéresse à la vision du monde, au rapport à soi, des écueils la menacent comme céder au politiquement correct, chercher des recettes (les incontournables tables de ping-pong, de nouvelles fonctions telles le Chief Happiness Officer, etc.), ou se tromper d’objectif. Dans le cas du bien-être, l’erreur consiste à charger l’entreprise d’apporter du bonheur alors que, à mon avis, il s’agit avant tout qu’elle aide à s’accomplir.

 

Comme toute démarche de changement, la libération suppose un leader convaincu, reconnu, charismatique, et d’avoir préalablement identifié ceux sur lesquels s’appuyer. Les managers sont aux premières loges : il leur appartient d’être exemplaires, de montrer la voie. Pour autant, tous n’en auront pas envie, tous n’y seront pas prêts. Par ailleurs, il ne faut pas tout leur mettre sur les épaules : les managés aussi doivent être parties prenantes. Or si beaucoup partagent l’aspiration à « une certaine liberté », davantage d’autonomie, d’initiatives ou de responsabilités peut générer des ravages, y compris chez des cadres : j’en ai été témoin bien des fois. La liberté crée aisément une méprise : estimer que chacun y aspire, sous-estimer les résistances qu’elle déclenche. L’Occident a fait l’erreur de croire qu’il pouvait apporter la démocratie et la liberté à des peuples qui, en fait, n’en voulaient pas. L’entreprise est menacée des mêmes erreurs.

Ainsi, il faut tenir compte de la maturité de l’entreprise, au cas par cas : créer de l’adhésion au sommet, lever les freins chez les managers, puis diffuser chez les managés. C’est un projet à part entière, qu’il est prudent de conduire par étapes successives. Les managers y trouvent un triple rôle : se libérer eux-mêmes, identifier les managés qui y sont prêts, et accompagner ceux-ci sur le chemin de leur propre libération. Alors, ces managés devront se prendre par la main : on peut aider quelqu’un à se libérer, mais on ne peut jamais le faire à sa place.

 

Jusqu’où convient-il de libérer, donc ? Cette question ne saurait recueillir de réponse unique, surtout pas : c’est au cas par cas. Cela relève largement de la conviction du dirigeant, de son ambition au sens noble, et aussi de la maturité propre à chaque entreprise, à tous niveaux. Pour avancer, pour éviter les écueils en chemin, l’entreprise ne dispose en général pas de tous les repères nécessaires et a besoin, je crois, d’approches nouvelles. Nous en reparlerons.

 

CONCLUSION

 

L’entreprise dite libérée adhère par nature au principe de libération. L’entreprise traditionnelle, elle, a tout intérêt à s’inscrire sur un tel chemin, et peut faire des choix moins radicaux. Dans tous les cas, leurs enjeux sont fondamentalement les mêmes, ainsi que leurs leviers d’action.

Libérer de quoi ? L’entreprise peut agir sur trois dimensions complémentaires : le fonctionnement opérationnel, les relations humaines, la vision du monde. A leur confluence, une quatrième dimension revêt une importance centrale : le soi.

Libérer jusqu’où ? La réponse ne saurait être unique, ce serait même contradictoire : il appartient à chaque entreprise de faire ses propres choix, de positionner ses curseurs. Se limiter aux seuls aspects opérationnels ou relationnels peut sembler tentant, mais revient à amputer la démarche.

La libération, en fait, procède de la résistance, et c’est à dessein que j’utilise cette métaphore historique : se libérer des tyrannies que nous apprenons à accepter, parfois même à exercer, celles de l’instantané, de la facilité, des habitudes, des apparences, des réflexes primaires, des réponses toutes faites, des émotions qui submergent, de l’ignorance, de l’intolérance, de l’affrontement. Le plus difficile peut-être, c’est de cultiver ses propres désirs tout en se libérant des besoins qui aliènent, au sommet desquels s’en trouve un qui passe pour naturel et incontestable : le besoin éperdu d’être apprécié, reconnu, aimé.

 

La démarche dépend de la conviction du dirigeant, de son ambition au sens noble, de la maturité du contexte, celle des managers et celle des managés. Les managers y trouvent une rôle nouveau, montrer la voie, accompagner, les managés une responsabilité nouvelle, mieux prendre leur destin en mains. En chemin, ce sont les notions-mêmes de leadership et de pouvoir qu’il faut réinventer.

 

Plus l’entreprise aura de l’ambition, plus elle voudra aller loin, et plus elle aura besoin d’approches nouvelles. Lesquelles ? C’est ce que nous verrons dans un prochain article.

 

 

Références :

[1]      Isaac GETZ – « La liberté, ça marche ! », Flammarion, 2016

[2]      Navi RADJOU et Jaideep PRABHU – « L’innovation Jugaad », Diateino, 2014

et « L’innovation frugale », Diateino, 2015

[3]      Erwin SCHRÖDINGER et Michel BITBOL – « Physique quantique et représentation du monde », Seuil, 1992

[4]      René GIRARD – « Des choses cachées depuis le commencement du monde », Grasset, 2001

[5]      Robert TOWNSEND – « Au-delà du management », Arthaud, 1970

[6]      Jean-Christian FAUVET – « L’élan sociodynamique », Editions d’organisation, 2004

[7]      Robert GREENLEAF – « Servant leadership », Paulist Press, 2002

[8]      Max De PREE – « Diriger est un art », Rivages, 1990

 

L’entreprise libérée : comment sortir des querelles ?

L’AFFRONTEMENT

Dans mon article « L’entreprise libérée : partisans vs opposants », nous avons vu le regard que porte l’entreprise dite libérée sur l’entreprise dite traditionnelle, ou plus exactement ce que celle-ci est devenue. Elle y dénonce un horizon étriqué où le vivre-ensemble se retrouve dicté par des organisations, des règlements, des procédures, des contrôles, des contraintes, corsetant les équipes et les individus ; un horizon décevant où règnent la rivalité, la suspicion, la méfiance ; un horizon inquiétant où les dirigeants prennent leurs distances, se coupent de la réalité du terrain, décident de ce qu’ils ne connaissent pas, et où les managers se retrouvent coincés entre l’enclume et le marteau. En réponse à ces dérives, elle propose une révolution managériale : alléger les fardeaux au maximum (niveaux hiérarchiques, directives, contrôles…), développer l’autonomie et les potentiels, rapprocher les décisions au plus près du terrain, revoir en profondeur le rôle du dirigeant, appelé à devenir un « leader serviteur », ainsi que celui des managers.

Face à elle, de nombreux opposants se sont levés, jugeant ses solutions naïves, irresponsables, ou dangereuses. Ce qui leur déplait, c’est aussi et peut-être surtout son caractère iconoclaste, remettant en cause les notions très sensibles de hiérarchie, de délégation, de pouvoir. Mais alors qu’ils ne contestent pas son diagnostic, ces opposants ne proposent rien qui marque une rupture.

En outre, quelque chose pollue les débats : certains aimeraient bien définir des critères d’entreprise libérée, ce que ses partisans refusent catégoriquement. Cette situation me fait penser à ce que j’ai vécu en aménagement du territoire, au milieu des années 2000. A cette époque, en plein essor de la pensée écologiste, une notion nouvelle est apparue : les éco-quartiers. Ceux-ci avaient pour vocation d’être au sommet de la vertu vis-à-vis des grandes questions d’environnement et, plus globalement, de développement durable. Ni une, ni deux, plutôt que de simplement encourager les initiatives, pleins de beaux esprits se sont mis à phosphorer sur ce que devait être un éco-quartier, jusqu’à définir une appellation, un label, et organiser des prix récompensant certains mais d’autres pas, alors qu’ils étaient pourtant sur la bonne voie. Les guéguerres sémantiques, la pression normative, l’attrait des médailles, avaient pris le pas sur la stratégie.

Ce mal très franco-français menace tout. Ne cherchons pas à coller à une définition, à se rassurer par des labels, surtout pas ! Ce qu’il faut, c’est garder les fondamentaux en tête, et y revenir lorsque le courant en détourne.

 

Concernant le management, deux fondamentaux me semblent cruciaux. Le premier, c’est la capacité à prendre en compte la réalité et non à l’éluder, comme se doit de le faire un bon médecin. C’est l’objet du diagnostic posé, dont nous avons déjà parlé. Le second, c’est la capacité à inventer plutôt qu’à répéter ou extrapoler le passé en fermant les yeux, en croisant les doigts, ou en allumant des cierges. Ceci suppose une véritable conscience de l’environnement dans lequel navigue l’entreprise, et c’est ce dont nous allons parler maintenant.

 

L’ENVIRONNEMENT

COUP D’ŒIL DANS LE RÉTROVISEUR

Depuis trente ans, les entreprises traditionnelles ont fait des efforts considérables pour repenser leur environnement, leurs relations internes et externes, leurs manières de faire. Je citerai en particulier :

  • L’entrée du Client dans la culture d’entreprise, jusqu’au plus profond des ateliers, jusqu’à intégrer sa satisfaction aux critères de performance
  • Le développement des partenariats, en réponse à des projets de plus en plus coûteux et complexes
  • Un regard renouvelé sur les fournisseurs, considérés non plus comme des postes de coût à pressuriser mais comme des coopérants
  • L’essor de la culture Qualité, dans une acception ne se limitant plus aux seuls produits mais élargie à l’ensemble des fonctions de l’entreprise, et s’appuyant sur des normes telles que l’ISO 9001
  • Le fonctionnement en mode projet, dépassant les cloisons inhérentes aux organisations verticales et rassemblant autour de buts communs concrets
  • Le management par processus, permettant à chacun de mieux percevoir sa contribution à un ensemble et, au niveau collectif, d’expliciter les interdépendances, mettre en place un référentiel partagé
  • L’essor de la notion de risques, comment les caractériser, les anticiper, les gérer de manière préventive et corrective
  • Le souci de la performance opérationnelle, s’appuyant sur de nouvelles méthodes comme le management agile, le scrum ou le lean management
  • Le déploiement des Systèmes d’Information, offrant un accès inédit à ce qui constitue l’un des carburants de l’entreprise : l’information
  • L’évolution de la fonction RH, dépassant la seule gestion de personnel antérieure

 

Toutes les entreprises n’ont pas fait ces efforts, bien sûr, ou pas en intégralité, mais ces courants ont néanmoins formé une puissante lame de fond. Pour autant, que s’est-il passé ? En trente ans, en même temps que des progrès, j’ai vu de la régression : une vision stratégique stéréotypée, une tendance à imiter ce qui se pense ailleurs, ce qui se fait ailleurs, un refuge dans ce qui procure l’illusion de la maîtrise (les normes, les indicateurs, les plans d’action, etc.), des erreurs qu’on ne commettait pas avant, des gains de performance contrebalancés par des pertes plus ou moins évaluées, une communication creuse, vidée de sens. Ce qui m’a frappé aussi, c’est le formatage des approches et des comportements, une baisse généralisée de plaisir, de fantaisie, de légèreté. Comment l’expliquer ?

On ne peut considérer l’entreprise sans considérer également la société autour d’elle, et il y aurait beaucoup à dire sur les évolutions sociétales de ces trente dernières années. Là, concentrons-nous sur l’entreprise. Confrontés à un environnement, des métiers, des modes de fonctionnement objectivement plus complexes, les dirigeants et les managers étaient plus que jamais supposés bâtir une vision globale, envisager des options différentes, faire preuve d’objectivité, de cohérence, de clairvoyance. Ceci exige du temps, des efforts, de l’ouverture d’esprit, or notre époque pousse à aller vite, à zapper d’un sujet à un autre, et rester en surface. Ceci exige de la compréhension, de bons conseils, du contact avec le terrain, or les Comités de direction se sont coupés de la base, ont relégué les experts, qu’ils ne comprennent plus, et attiré à la place des conseillers en tous genres, fiscalité, droit, communication, ces derniers bien plus soucieux d’image que de réalité. Ceci exige de savoir regarder la réalité en face, d’accepter les points de vue différents des siens et même les critiques, or si je répugne toujours à scinder le monde en catégories, le rapport à la réalité et à la contradiction répartit vraiment l’humanité en deux camps : ceux qui les accueillent, même si elles leurs déplaisent, ceux qui au contraire les refusent. Bref, alors que l’environnement plaçait la barre plus haut, mille raisons étaient à l’œuvre pour que le management ne soit pas à la hauteur, et notamment la gouvernance.

L’entreprise libérée occulte largement à quel point les efforts fournis par l’entreprise traditionnelle ont été considérables (on peut d’ailleurs le lui reprocher). Peu importe. Au bout du compte, ces dérives apportent de l’eau à son moulin, renforcent la justesse de son diagnostic. Alors, comment mieux faire à l’avenir ?

 

REGARD VERS L’AVENIR : LE MONDE « VUCA »

Depuis quelque temps, un courant de pensée s’intéresse à ce qui caractérise notre environnement contemporain, et les situations qui en naissent. Dénommé VUCA, un acronyme anglo-saxon, il dégage quatre caractéristiques majeures : Volatilité (volatility), Incertitude (uncertainty), Complexité (complexity), et Ambiguïté (ambiguity).

  • La volatilité désigne l’inconstance de la situation, qui peut évoluer de manière très rapide avec des amplitudes très variables
  • L’incertitude désigne l’impossibilité à appréhender la situation de manière objective, d’établir des relations de cause à effet, de prévoir les conséquences des décisions
  • La complexité désigne le foisonnement de paramètres ayant une influence sur la situation, leur interdépendance, leur interaction
  • L’ambiguïté désigne l’impossibilité à interpréter la situation de manière unique

Ce concept est né dans l’armée américaine à l’issue de la guerre froide, alors que ses paradigmes classiques venaient d’être pulvérisés. Plus tard, il s’est développé sur les cendres des conflits en Afghanistan, au Pakistan et en Irak, qui l’ont confrontée à une évolution drastique de ses théâtres d’intervention. Pour ceux qui y verraient un nième truc de management, on peut difficilement taxer l’armée de s’amuser à pondre des élucubrations, juste pour se faire mousser…

La complexité, la volatilité, bien de grands événements ayant marqué ces dernières années en témoignent : les redistributions géopolitiques, les élections en Occident, les crises migratoires, le printemps arabe, la résurgence du nationalisme et du religieux, la montée des intégrismes (religieux ou pas), le réchauffement climatique, la mondialisation, l’éclatement des bulles spéculatives, l’essor du web et des technologies de l’information, l’émergence du génie génétique et des intelligences artificielles, l’accélération tous azimuts des sociétés. Face à eux, nous nous retrouvons démunis, incapables d’extrapoler le passé ou faire des prévisions : c’est l’incertitude. Quant à l’ambiguïté, c’est devenu l’art des politiciens, des publicistes, des stars médiatiques, derrière le masque de la sincérité, de la proximité, de l’empathie.

Cette notion de VUCA provoque des clivages. D’un côté, certains minimisent la nouveauté ou l’ampleur du phénomène : après tout, nous avons déjà connu des ruptures sociétales majeures, la Renaissance, les deux révolutions industrielles, ainsi que des bouleversements planétaires inédits, les deux guerres mondiales, la crise de 1929 et celle plus récente des sub-primes, et si nous pouvions interroger leurs contemporains, ils nous parleraient eux-aussi de VUCA ! De l’autre, certains reconnaissent le phénomène mais se divisent en deux camps, selon qu’ils y voient des menaces ou des opportunités. Les plus anxieux, ou ceux ayant le plus intérêt à créer de l’anxiété (ils sont nombreux…), annoncent les pires cataclysmes : des métiers disparaissant en masse, des nations déstabilisées, au bord du chaos, l’humanité perdant la main au profit des machines. Les plus optimistes, eux, voient les métiers se transformer, comme cela s’est toujours produit depuis Gutenberg et l’invention de l’imprimerie, et la société « augmentée » offrir de nouveaux possibles.

Abondantes, les études ne permettent guère d’y voir plus clair tant elles se montrent divisées. Du côté des anxiogènes, la très sérieuse Oxford Martin School annonce que l’automatisation va détruire un emploi américain sur deux à horizon vingt ans [1]. Le non moins sérieux Cabinet McKinsey & Company, lui, estime que 45% des tâches pourraient effectivement êtres automatisées sur la seule base des technologies actuellement mûres, mais que 5 % seulement des emplois seraient à risque [2]. Selon lui, l’automatisation détruit certes des emplois mais les réoriente vers des activités à plus forte valeur ajoutée. De son côté, le Forum Economique Mondial prédit que les quinze pays les plus industrialisés (hors la Chine) vont perdre plus de 5 millions d’emploi entre 2015 et 2020, en considérant seulement l’impact des nouvelles technologies [3]. Son rapport reprend aussi l’idée, apparue ailleurs, que 2/3 des enfants entrant aujourd’hui à l’école primaire exerceront un travail qui n’existe pas encore. Dans le même registre, des chantres de l’économie numérique estiment qu’à horizon 2030, 85% des métiers seront inédits, sans que nous sachions aujourd’hui prédire leur nature [4].

Bref, les points de vue et les chiffres divergent. Pour autant, une tendance de fond est bien là : le monde VUCA est en marche. Et même si on le déplore, si on le redoute, ceci ne saurait être balayé d’un simple revers de main.

Dans son excellent blog [5], Philippe Silberzahn émet des réserves sur cette notion de VUCA. Il souligne à juste titre qu’elle combine des termes de nature différente : la volatilité et la complexité sont bien des caractéristiques propres à l’environnement, alors que l’incertitude et l’ambiguïté relèvent de nos limites cognitives humaines. Il souligne aussi, non moins justement, qu’elle peut être        aisément dévoyée : projeter l’image anxiogène d’un monde hostile, exhortant à partir à son assaut comme au temps des châteaux forts, plutôt que faire réfléchir aux processus de changement à l’œuvre et dégager de bons leviers d’action. Alors, essayons précisément d’y réfléchir.

Conscientes de ce nouvel environnement, certaines entreprises abordent le défi sous l’angle du marketing : que faut-il faire vis-à-vis des produits, vis-à-vis des clients ? Mais une question plus essentielle se pose : que faut-il faire vis-à-vis du management ?

 

IMPACTS MANAGÉRIAUX

QUALITÉS ET DÉFAUTS

L’entreprise libérée a parfaitement intégré les quatre dimensions du VUCA. L’un de ses inspirateurs, Jean-Christian Fauvet, a notamment conduit des travaux remarquables sur la complexité [6]. Il distingue trois niveaux : le simple, le compliqué, le complexe. « Le compliqué n’est rien d’autre qu’un ordre défait, un désordre en mal d’unité rompue. L’unité est provisoirement et hypothétiquement cachée sous le multiple ». Ceci signifie, entre autres, que le compliqué procède de nos perceptions, de nos capacités cognitives : nous avons perdu le fil. « La complexité se présente comme un cycle limite, un méta système fort de ses déterminations et travaillé par ses libertés – donc ses incertitudes –, qui est parvenu à établir une tension équilibrée entre les forces d’ordre et de désordre ». Là, contrairement au compliqué, la complexité ne dépend pas de nous : elle existe par elle-même, intrinsèquement. Mais selon notre regard, nos savoirs, nos valeurs, nos intérêts, nous allons entrer dans la boucle (ou pas), agir et réagir de manières différentes. Par nature instable, cet équilibre peut évoluer vers un système plus simple, plus chaotique, ou plus complexe.

D’autres courants n’ont pas attendu l’entreprise libérée pour s’intéresser au VUCA, avant même que l’acronyme ait commencé à circuler. L’entreprise y est apparue sous un jour nouveau, non plus comme une organisation mais comme un organisme, fait de tensions permanentes entre pressions externes et perturbations internes, d’interactions multiples, d’ajustements incessants. Dès lors, l’entreprise doit changer de point de vue sur elle-même : ne plus se représenter comme mécanique, ce qu’elle a l’habitude de faire, mais comme organique.

Ceci étant posé, comment le management peut-il affronter au mieux un environnement VUCA ?

Dans son rapport « Future of jobs » évoqué plus haut [3], le Forum Economique Mondial anticipe les grandes évolutions des compétences managériales d’ici 2020. A un horizon aussi proche, l’anticipation n’a rien de divinatoire mais le rapport apporte un certain éclairage : il ne met pas en avant l’émergence de nouvelles compétences ni la disparition de compétences existantes, plutôt une redistribution dans l’ordre d’importance avec en tête de liste, la résolution de problèmes complexes, la pensée critique, la créativité, puis l’intelligence collective et émotionnelle. Tout ceci en reste à une échelle macroscopique, et ne donne pas de clef précise. Pour aller plus loin, j’ai établi une cartographie des qualités managériales que chaque composante du VUCA rend plus précieuses, et des défauts qu’elle rend au contraire plus pénalisants voire rédhibitoires. Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet, je ne retiendrai ici que certains éléments-clefs :

MANAGEMENT
DÉFAUTS QUALITÉS
Déni de réalité Lucidité
Morcellement, simplification Vision globale
Refuge dans le confort, les habitudes,
le connu
Pensée critique

Expérimentation

Capacité à apprendre

Capacité à se remettre en cause

Courtisanerie, pensée unique

Primauté de l’institution

Contradiction bienvenue

Primauté des projets et processus culturels

Passivité Adaptabilité

Agilité

Arrogance Humilité

 

Une autre qualité majeure consiste à combiner ce qui a souvent tendance à être opposé : avoir une vision stratégique et s’intéresser à la mise en œuvre, avoir des convictions et accueillir le doute, s’appuyer sur ses savoirs et expérimenter l’inconnu, savoir anticiper et réagir vite, faire preuve de volonté et d’opportunisme, de subjectivité et d’objectivité.

Certaines entreprises diront : bah oui, cela s’appelle de la vision systémique, de l’intelligence collective, de l’agilité opérationnelle, de l’amélioration continue, on n’a pas attendu le VUCA pour s’y mettre ! Celles qui le font vraiment, bravo : il leur faudra continuer, de manière encore plus volontariste. Mais si ces mots sont effectivement entrés dans le vocabulaire managérial courant, ils ne sont pas forcément entrés dans les pratiques : la vision systémique peut se réduire à gérer le court terme ou ce qui est le moins compliqué, l’intelligence collective à du brainstorming et du management participatif, l’agilité opérationnelle à des processus et des méthodes optimisés, l’amélioration continue à des plans d’actions et des indicateurs. Ces mots devenus incontournables, rien n’est plus facile que de les dévoyer. Dans un monde suffisamment stable, connu et prévisible, cela peut suffire, mais dans un monde VUCA, certainement plus.

Par ailleurs, outre des qualités managériales, le VUCA impose plus que jamais d’être clair sur les grands enjeux managériaux que l’entreprise, libérée ou pas, devra relever. En voici mon analyse.

 

GRANDS ENJEUX MANAGÉRIAUX

Enjeu n°1 : l’entreprise a besoin de clairvoyance stratégique. Dit ainsi, cela semble une lapalissade mais dans la réalité, à force céder aux dictatures en vogue (le court-terme, la pression financière, l’apparence et la communication), le management dit traditionnel ébranle aisément cette clairvoyance. De plus, nous assistons souvent à des conflits entre stratégie et institution : d’un côté l’entreprise cherche à assurer l’avenir de ses activités, de l’autre à pérenniser son ADN et servir ses clans, or les deux peuvent s’avérer tout simplement incompatibles. Combien d’empires à l’apogée de leur puissance se sont mis à décliner, voire se sont effondrés, pour avoir privilégié leurs habitudes à leur conscience du monde ? Dans un environnement VUCA, l’entreprise est confrontée à la nécessité inverse : privilégier la clairvoyance, quitte à repenser ses institutions.

 

Enjeu n°2 : l’entreprise a besoin de talents. Là aussi, rien de nouveau en apparence : beaucoup d’entreprises diront qu’elles font de la GPEC, qu’elles ont des plans de formation, qu’elles veillent au bien-être et à la motivation, etc. Mais que se passe-t-il, en réalité ? Les plans deviennent aisément des outils de conformité : il en faut, on en fait, mais la question des compétences n’est pas pilotée au niveau qui convient. Les leviers de motivation se multiplient, treizième mois, intéressement, participation, Comité d’Entreprise, etc., mais il s’agit là de leviers extrinsèques au sens de Douglas Mac Gregor [7], alors qu’il faudrait développer la motivation intrinsèque. Et puis, les règles du jeu ont radicalement changé. Il n’y a pas si longtemps, beaucoup de salariés aspiraient à la stabilité : appartenir à l’entreprise, et y faire carrière. Ceci permettait aux entreprises paresseuses d’en faire le minimum en matière de motivation ou gestion des compétences. Aujourd’hui, les générations Y et plus encore Z ne voient plus du tout les choses de cette manière : elles ne définissent plus leur identité par leur travail mais veulent pourtant s’y éclater, n’envisagent plus du tout de se marier à l’entreprise, surtout pas pour le pire, et ont pris l’habitude de zapper. Quant à la génération X, elle a subi un gâchis de management considérable, et a besoin de signaux forts pour redonner le meilleur d’elle-même. L’enjeu pour l’entreprise n’est donc pas nouveau, mais il est devenu bien plus crucial : développer les talents qui s’y trouvent, veiller à les garder, en attirer de nouveaux.

 

Enjeu n°3 : l’entreprise a besoin de « performance augmentée ». De la performance, sans blague ? Ce qui fait débat, c’est ce que l’on entend par performance, ce mot terriblement fourre-tout et galvaudé. Au plan opérationnel, l’entreprise traditionnelle me semble arrivée au taquet : elle a fait énormément d’efforts (cf. la liste précédente), peut encore s’amender, corriger des erreurs, continuer à progresser, sans doute, mais ses modes de fonctionnement ont évolué vers une telle sophistication que ses marges de manœuvre sont faibles, délicates, et coûteuses. Autrement dit, ayant déjà mis en œuvre une foule d’améliorations objectivement vertueuses sur le papier, il lui faut inventer d’autres leviers de performance opérationnelle. De plus, l’enjeu ne se limite pas au seul plan opérationnel : la performance doit être conçue de manière plus large, systémique là aussi, et intégrer la manière dont l’entreprise crée de la coopération, de l’intelligence individuelle et collective, de la capacité à apprendre, à se remettre en cause, à associer, à s’ajuster, la manière dont elle donne envie de l’envie, du plaisir, de l’énergie.

 

Enjeu n°4 : l’entreprise a besoin d’éthique. L’évolution du management traditionnel se caractérise par une marginalisation de l’éthique, sacrifiée sur l’autel de la compétition, de l’efficacité et de la performance (sans que cette dernière soit toujours au rendez-vous d’ailleurs, si on la regarde avec une focale suffisamment large, cf. le point précédent). En fait, la réalité est plus subtile : les entreprises brandissent de l’éthique à tour de bras parce que c’est devenu politiquement et commercialement correct, mais se contentent souvent d’en afficher dans leurs discours, leurs sites internet et leurs plaquettes de communication, et qu’importent les actes. Bref, l’éthique en est réduite à un cosmétique bon marché : rendre la mariée en apparence plus belle, et tant pis au réveil.

Pourquoi faudrait-il plus d’éthique ? Après tout, diront certains, il suffit que l’entreprise fasse du profit, ait une bonne stratégie et un carnet de commandes garni, qu’elle rémunère ses actionnaires, gère bien son personnel et lui verse des salaires raisonnables. Cette conception, déjà très contestable en temps normal, ne se tient plus en contexte VUCA. D’abord parce que l’éthique donne ce que le monde ne donnera plus mais que la majorité des hommes réclame : du sens. Ensuite parce qu’à défaut d’éthique, la morale prend la place et occupe le maximum de terrain. Or la morale est volontiers conservatrice, figée dans le connu, tentée par l’inertie, tout le contraire de ce qu’il faut dans un monde VUCA. Il y aurait bien d’autres arguments, j’y reviendrai dans un autre article.

 

Enjeu n°5 : l’entreprise a besoin de réinventer sa communication. Le problème avec la communication ressemble à celui avec l’éthique : l’entreprise en met un peu partout, mais elle est rarement bonne. Que lisons-nous dans les journaux internes, les sites internet ou les plaquettes commerciales ? Des banalités en mode copier-coller, des valeurs largement identiques à celles du voisin. Qu’entendons-nous dans la bouche des dirigeants, des managers ? Des slogans éculés, « tous ensemble », « l’esprit d’équipe », des élans guerriers, « soyons les meilleurs », sous-entendu « niquons les autres », de sempiternelles métaphores sportives, signes d’un manque d’imagination criant. Quitte à choisir cette voie, autant s’inspirer d’une pointure en la matière, John Wooden, coach de basket au palmarès inégalé et qui fait partie des référents de l’entreprise libérée [8]. Celui-ci prohibe les termes qu’on entend partout, « battre », « vaincre », « triompher ». Il redéfinit totalement la notion de succès : « Est-il normal de se sentir en échec quand on a fait de son mieux ? Non. Est-il normal de se sentir gagnant alors qu’on n’a pas tout donné ? Non ». Il croit profondément au management, mais le laisse à sa place : « Ceux dont vous êtes le leader sont là pour faire un job. Laissez-les faire ! ». Bref, il communique à 180° par rapport à la communication convenue. Il s’agit d’inventer un nouveau story telling, ni bêtement sportif ni virilement guerrier, qui cesse de raconter des bobards, de valoriser l’affrontement ou les comportements grégaires au prétexte de souder une équipe, et qui tire vraiment vers le haut.

 

LIBERTÉ OU LIBÉRATION ?

Arrivés à ces grands enjeux, comment faire concrètement pour les relever ?

Pour les managers, il s’agit d’abord d’accepter : accepter de se passer de stabilité, de certitudes, de repères, sans ressentiments ni regrets, accepter le doute, la contradiction, l’erreur, que beaucoup d’entreprises aujourd’hui détestent, interdisent, condamnent.

Il s’agit d’abandonner : abandonner les approches mentales classiques fondées sur la relation de cause à effet, la modélisation, l’extrapolation, abandonner les refuges qui rassurent, les normes, les conventions, les habitudes, les théories, les effets de mode, les mensonges, les illusions.

Il s’agit de combiner : associer des registres que l’entreprise a tendance à opposer (cf. mon article « Eloge du Et/avec plutôt que Ou/contre ».

Il s’agit d’être mobile : ne pas camper sur ses positions, observer en permanence, s’adapter, s’ajuster, savoir changer de point de vue.

Sur bien des aspects, c’est un virage à 180° par rapport aux pratiques managériales antérieures, une révolution copernicienne. Et c’est là que nous en revenons à la liberté ou plutôt, à la libération. En effet, la libération se trouve à la confluence de ce que nous venons de voir : libérer de ce qui conduit à refuser, à résister, à opposer, à figer. Elle se trouve aussi à la confluence des grands enjeux précédents : libérer de ce qui aveugle, de ce qui rétrécit, de ce qui gâche, de ce qui tire vers le bas.

J’ai toujours été surpris par le terme « entreprise libérée », le choix de ce participe passé qui ne lui rend pas justice : la liberté n’est jamais acquise, toujours à construire. Plus qu’un but, c’est du chemin dont il s’agit, la libération. Dans tous les cas, libérée ou pas, l’entreprise devra en relever le défi.

 

CONCLUSION

Au-delà des différends entre partisans et opposants de l’entreprise libérée, deux choses s’imposent, que cela plaise ou pas :

  • L’entreprise traditionnelle est arrivée au taquet, a atteint une fin de cycle
  • L’environnement est devenu VUCA

 

Dans ce contexte, les qualités managériales sont appelées à évoluer, et cinq enjeux managériaux prennent une importance cruciale :

  1. Développer la clairvoyance stratégique
  2. Développer et attirer les talents
  3. Inventer des leviers de « performance augmentée »
  4. Réhabiliter l’éthique
  5. Réinventer la communication

 

Les enjeux n°1 et 2 ne sont pas nouveaux, mais le VUCA les rend plus cruciaux. L’enjeu n°3 peut sembler une évidence mais la performance étant volontiers réduite à sa seule dimension économico-opérationnelle, il s’agit de la repenser de manière globale. Les enjeux n°4 et 5 pointent en commun la propension de l’entreprise à être dans l’affichage, et la nécessité au contraire de choisir la réalité. Au bout du compte, l’enjeu consiste à réhabiliter un mot lui aussi largement dévoyé, le pouvoir : ne plus en rester à un pouvoir au sens caricatural, celui que l’on détient ou que l’on veut détenir, évoluer vers le seul pouvoir véritable, celui qui rend rend possible et qui élève.

Ces enjeux, il est bien sûr possible de les banaliser, et même de les nier. Ceux qui y seront tentés le feront à leurs risques et périls : ce qui a pu suffire par temps suffisamment calme ne suffira plus en eaux troubles.

 

A la confluence de ces grands enjeux et des qualités managériales à développer, on trouve le même levier : libérer. Plus que de liberté, qui représente un but à atteindre mais jamais atteint, il s’agit de libération, le chemin à emprunter. La philosophie et la spiritualité asiatiques en parlent beaucoup, c’est pour elles une notion naturelle. Elles disent aussi que la voie ne saurait être unique, surtout pas. Les entreprises peuvent donc faire des choix différents mais tous les cas, libérées ou pas, elles devront relever le défi de la libération. Au-delà de leurs différences, elles y trouveront une communauté de destin.

De quoi faut-il libérer, concrètement ? C’est ce que nous verrons dans un prochain article.

 

Références :

[1]      Carl Benedikt FREY et Michael A. OSBORNE, Oxford Martin School – « The Future of Employment : how susceptible are jobs to computerization ?”, 2013

[2]      Mc Kinsey & Company Institute, « Future that works : automation, employment and productivity », 2017

[3]      World Economic Forum (WEF) – « The future of jobs : Employment, Skills and Workforce Strategy for the Fourth Industrial Revolution », 2016

[4]      Rapport de l’Institut pour le futur, think tank californien

[5]      Philippe SILBERZAHN – https://philippesilberzahn.com

[6]      Jean-Christian FAUVET – « L’élan sociodynamique », Editions d’organisation, 2004

[7]      Douglas Mac GREGOR – « The professional manager », Mc Graw-Hill, 1967

[8]      John WOODEN et Steve JAMISON – « The essentiel Wooden », Mac Graw-Hill, 2007